Sortir de la solitude
grâce aux symboles

La solitude dont il s’agit de sortir doit être comprise comme isolement et non comme retrait. C’est donc avant tout un enfermement en une part de soi-même : pour les Hindous, dans l’égo refermé sur lui-même comme une vague qui ignorerait qu’elle est de même nature que l’océan ; chez Jung, dans la persona quand elle est repliée sur elle-même, à la fois fermée à autrui et privée d’accès au reste de la personnalité – notamment l’Ombre et le Soi.

Par conséquent, la solitude-isolement implique que la communication soit triplement rompue :

    1. Avec les autres (solitude sociale, horizontale).
    2. Avec soi-même (solitude psychologique, intérieure).
    3. Avec le Réel, le Soi ou l’Absolu (solitude métaphysique, verticale).

Comment sortir de ce triple isolement ? En retrouvant le sens du lien et de la communication authentiques. Pour cela, il y a des voies multiples. Mais aucune ne peut faire l’économie du symbole. Pourquoi ? Parce que le symbole est le seul mode de communication qui s’adresse à la fois au corps (par les sens), au cœur (par sa charge affective) et à l’esprit (par sa signification). Deux de ses origines montrent à quel point il est le véhicule de toute communication profonde :

• Première origine

Le geste, le premier et le plus fondamental des signaux et des signes. Il n’a rien d’arbitraire car il est relié au rythme respiratoire et cardiaque de l’être humain. C’est le premier lien avec les autres et le monde : il permet le repérage dans l’espace, la construction de l’identité individuelle. Il pourra ensuite se cristalliser en signes abstraits ou devenir une image symbolique (un geste arrêté, par exemple le signe de croix) ou un rite, geste symbolique par excellence. Réciproquement, le signe renvoie au geste. Le latin signum a la même racine que secare, couper : le signe est ce qui a été incisé par la main dans l’écorce d’un arbre. Nommer, c’est chercher à saisir par le geste. Lorsque Saint Jean parle du tout premier Langage, d’essence divine, il utilise l’équivalent du mot « Verbe », qui renvoie à une action, un geste créateur.

  • Seconde origine

Bien connue : le sumbolon, en grec, est un objet coupé en deux au moment d’une séparation entre deux personnes, en vue de retrouvailles ultérieures…

Le symbole est donc doté de 3 caractéristiques majeures :

  • C’est un instrument de réunification entre deux pôles opposés : le présent et l’absent, le proche et le lointain… Il exprime l’appartenance (familiale, sociale, culturelle, religieuse, spirituelle…) Au niveau le plus élevé, le symbole réunit l’immanence et la transcendance.
  • C’est une énergie polysémique : le symbole est inséparable de la réalité matérielle dont il est issu ; il exprime donc plusieurs niveaux de signification. Le Feu signifie à la fois la destruction, l’action dynamique et la spiritualité la plus haute (la brûlure de l’amour mystique)… Il participe de l’Energie fondamentale qui compose l’univers et se subdivise en matière/esprit, en règnes naturels…
  • C’est une expérience concrète : On n’utilise pas un symbole comme un objet utilitaire. Sa profondeur et son épaisseur sémantique nous invitent à le revisiter souvent, à nous imprégner de sa puissance, voire à l’incarner totalement. La raison seule ne peut comprendre le symbole.

Correspondant aux trois formes de solitudes précédemment citées, on peut distinguer trois sortes de symboles :

    1. Le symbole social ou emblème symbolique.
    2. Le symbole psychique (l’image du rêve diurne ou nocturne).
    3. Le symbole sacré (l’image ou le geste symboliques, liés au mythe et au rite).

Correspondant aux trois formes de solitudes précédemment citées, on peut distinguer trois sortes de symboles :

    1. Le symbole social ou emblème symbolique.
    2. Le symbole psychique (l’image du rêve diurne ou nocturne).
    3. Le symbole sacré (l’image ou le geste symboliques, liés au mythe et au rite).

I. Sortir de la solitude sociale par le symbole emblématique

Remarquons d’abord que notre société, marquée par l’isolement, est gouvernée par l’arbitraire du signe. Au mieux : le signe moderne se met au service de la communication utilitaire et de la science. Au pire : il sert le grand bavardage quotidien des croyances et opinions sans fondement. C’est ce que montre la pièce de théâtre d’Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, où des personnages stéréotypés et interchangeables, prisonniers de leur persona et menés par leurs mécanismes inconscients, s’échangent des paroles insignifiantes qui se désarticulent progressivement en mots, puis en simples lettres, pure collection de sons sans signification.

C’est aussi ce dont témoigne la prolifération des sigles en tous genres, ces « mots » constitués de majuscules. Loin du langage médiéval où les majuscules étaient réservées aux allégories liées à des idées fondamentales ou à des valeurs qui traçaient un chemin initiatique, les sigles sont des blocs de lettres déracinés, privés d’étymologie, qui flottent à la surface du langage…

Néanmoins, même dans cette société du signe-roi, il faut noter que non seulement le symbole demeure mais que c’est lui qui s’impose d’emblée comme moyen de sortir de la solitude :

Au niveau le plus superficiel, dans les corporations professionnelles, le symbole relie les individus au sein d’un groupe. Il donne un sentiment d’ancrage dans la société et d’identité collective. Le caducée pharmaceutique, les divers logos en sont de bons exemples.

A un second niveau, le symbole s’impose dans les principaux domaines de la vie publique : en politique, en sport, lors de fêtes collectives… Le blason d’une équipe de football, les verres de champagne qu’on entrechoque, le drapeau d’un pays, la flamme du soldat inconnu, la gerbe de fleurs déposée sur une tombe, la longue poignée de mains solennelle entre chefs d’Etat, en sont des témoignages fréquents… Ici, le symbole crée un lien plus puissant, qui peut perdurer dans la mémoire collective jusqu’à parfois s’inscrire dans l’Histoire.

A un troisième niveau, plus intime, le symbole fait lien entre des individus : l’alliance lors du mariage, le cadeau offert à un ami, l’objet précieux transmis aux générations suivantes. C’est en quelque sorte la signature du cœur.

Cependant, cette sorte de symbole emblématique revêt souvent une forme très codifiée et stéréotypée. On le reproduit de manière mécanique sur les enseignes corporatistes, sur les blasons sportifs… Il se commercialise, se reproduit à l’identique, souvent utilisé dans la publicité, où tout lien avec le geste qui l’a fait naître est rompu. L’individu qui a recours à l’emblème tend à s’oublier lui-même au profit de son insertion dans le collectif.

C’est une sortie de solitude qui ne tient pas compte de ses besoins profonds. Cette sorte de symbole n’est pas thérapeutique. Elle peut même être bassement mercantile, sa puissance étant détournée de sa fonction première, qui était de réunifier : la barre caramélisée nommée Mars, l’hôtel Mercure, le lion des véhicules Peugeot…

 

II. Le symbole du rêve, clef de la prison psychique

Cette sortie de solitude est donc souvent superficielle : on se donne l’illusion d’être relié le temps d’un match et on se retrouve plus seul que jamais une fois sorti du cadre où le symbole officiait. De même, le symbole corporatiste n’assure qu’une posture sociale. Celle-ci n’affecte au mieux que la persona (terme jungien), qui est au service des mécanismes de défense de l’individu. Chacun vit dans son monde même quand il est en société, coupé de sa véritable identité, qui est multiple et éclatée. De cette non-communication intérieure, le symptôme est le verrou, nœud inextricable où se confondent le désir et son obstacle.

Le symbole psychique, tel qu’il s’exprime dans les rêves diurnes ou nocturnes, est l’antidote du symptôme : il défait le nœud tout en gardant le lien. Freud, Jung et tous les aventuriers de la psychologie des profondeurs ont renouvelé l’approche du symbole, pour restituer sa profondeur oubliée : issus des rêves nocturnes ou diurnes, les symboles sont fondés sur le paradoxe (le serpent est aussi bien un démon qu’une énergie de guérison). Issus de notre énergie biologique et psychique naturelle, ils transforment l’obstacle symptomatique en ressource. Le patient sort de son enfermement pour entrer dans un espace neuf de communication, avec lui-même (son corps, ses émotions), avec le thérapeute (par le transfert) et, par conséquent, avec autrui.

A l’inverse de l’emblème, ce type de symbole n’est ni stéréotypé ni codifié. Si le symptôme est un nœud obscur, dur et serré, le symbole, lui, est un dénouement progressif où se libère l’élan vital :

  • Au premier degré, le travail symbolique consiste simplement à se rendre présent au mal-être, indice symptomatique confus où se mêlent étroitement la peur et le désir de guérir : on revient au corps, on s’allonge, on se recentre, on essaie juste de ressentir.
  • Puis on recherche sous le symptôme physique le signal émotionnel, ce qui permet à l’individu de reconnaître l’émotion perturbatrice et de sortir activement de l’état symptomatique qu’il subissait.
  • Ce signal doit lui-même être reconnecté à la croyance erronée qui l’a fait naître et à cause de laquelle il persiste à envoyer son message négatif. Dans le cas où le signal n’est pas éclairé par une interprétation juste, il redouble d’ardeur. La thérapie émotionnelle ne suffit pas ; le signe doit aussi faire œuvre, mais d’une manière déjà symbolique, détournée, étrange pour l’intellect, comme dans la méthode des associations libres, où le signifié retrouve son lien motivé avec le signifiant.
  • Il est bon aussi qu’intervienne le langage métaphorique. Le thérapeute peut raconter une histoire qui donne de l’ampleur et des résonances à l’histoire individuelle, comme Jacques Salomé et ses Contes à guérir ou Jean-Pascal Debailleul et son Jeu de la voie des contes.
  • L’inconscient peut alors plus facilement laisser émerger de véritables symboles thérapeutiques, issus des rêves éveillés ou nocturnes, qui touchent et apaisent le cœur en profondeur.
  • Il faut enfin créer un rituel sain qui puisse amoindrir les tics ou TOC pathologiques : accomplir un geste positif, un acte posé ici et maintenant, en pleine conscience, qui nous ancre dans une posture naturelle, hors de notre conditionnement maladif. Lorsque le symbole renoue avec son origine gestuelle et se répète en conscience, il peut dissoudre le mécanisme symptomatique. L’acte symbolique est une reconnexion au Réel, à l’Instant présent toujours renouvelé et pleinement vivant, comme dans l’art-thérapie, la calligraphie, etc.

III. Le symbole sacré, lien au soi ou à la totalité

Dès lors, on peut espérer sortir de l’isolement le plus profond et le plus méconnu qui soit : l’enfermement dans l’égo qui ignore sa nature profonde : le Soi ou la Conscience universelle.

Paradoxalement, cette sortie de l’isolement doit s’accompagner d’une entrée en solitude : c’est dans un certain retrait, à l’écoute du silence, que peuvent œuvrer les symboles les plus puissants, sacrés, liens entre le monde sensible et celui de la Conscience la plus élevée. Ce sont, fondamentalement, des gestes rituels ou des postures. Toute image symbolique est le fruit et la fixation d’une élaboration qui obéit à des gestes précis, accomplis en conscience : le dessin d’un mandala, le geste du signe de croix… Le symbole ainsi entendu est une expérience fondatrice qui permet de redécouvrir en soi-même l’unité primordiale du Réel, la Plénitude d’être, de l’Unité qui dépasse les contraires : masculin/féminin, activité/réceptivité, esprit/chair, infini/mesurable… Le symbole répare ainsi l’œuvre du diable (diabolos, qui divise).
Ici, le symbole redevient codifié (par son universalité), mais n’est jamais stéréotypé, puisqu’il est pleinement conscient et incarné (dans le particulier).

Dans notre société, on constate la redécouverte de l’attitude symbolique qui réhabilite le corps et sa posture juste, dans l’Axe du Réel. C’est le cas, bien entendu, de la méditation et du yoga. Plus originale est la démarche de Douglas Harding, qui propose une clef précieuse et facile à utiliser, la « Vision sans tête ». Il s’agit d’ouvrir la porte de notre espace spirituel originel par un retour à la perception naturelle de l’enfant qui n’est pas préoccupé par son reflet dans le miroir. La tête, dans la symbolique traditionnelle, est le Ciel du corps humain. Dans la méthode Harding, la tête est regardée par le sujet telle qu’elle est perçue dans la vigilance de l’instant présent : au-dessus de la ligne-frontière des épaules, elle se présente au-delà des pensées qui brouillent la vision, comme un espace transparent, infini, coïncidant avec l’espace du dehors. C’est la porte ouverte vers la Conscience pure, transcendant les individus, contenant tout l’univers.

Citons enfin le sage hindou Swâmi Prajnanpad dont tous les gestes étaient symboliques au sens le plus profond de cet adjectif : sans qu’aucun geste automatique ne vienne les parasiter, ses attitudes vigilantes, tout au long de la journée, s’ancraient dans l’ici et le maintenant du Réel (ou Soi), incarnant ainsi le caducée : verticalité du corps-bâton ailé, ancré dans l’Instant intemporel, autour duquel les émotions, duelles, venaient s’enrouler comme un double serpent.

En conclusion, notre époque, qui a inventé l’isolement et perdu le sens de la solitude bénéfique, par ailleurs si marquée par l’arbitraire du signe, n’est-elle pas en train de prendre un tournant en découvrant sa plus profonde nostalgie : celle du symbole ? Jamais il n’y a eu autant de peaux tatouées, trouées de piercings, ou de romans populaires parsemés de talismans, de codes secrets… Ne sont-ils pas à la fois les signes désespérés d’un esseulement tragique et les rappels plus ou moins conscients des sociétés tribales si fortement unies, par le symbole, au monde réel et transcendant ?