L’expérience symbolique

en poésie

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles.
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.1

Le symbole peut être défini comme une représentation du réel qui ne se réduit pas à la tentative de le décrire : il cherche bien plutôt à en dégager le sens invisible, indicible. De ce fait, il implique à la fois un lien et un écart. Pour cela, il ne sollicite pas seulement notre intellect mais également notre sensibilité affective et sensorielle : il engage tout notre être de lecteur.

Telle que je l’aime et la conçois, la poésie a partie liée avec l’expérience symbolique : « Paroles de vie, quoi qu’il arrive. » (Pierre Dhainaut, À travers les commencements ») Ce poète, en particulier, aime à convoquer les arbres. Si l’arbre est plus un symbole qu’une image poétique, c’est qu’il relie le ciel et la terre tout en manifestant la distance qui les sépare : la cime suggère le ciel, l’esprit, l’infini, la transcendance… ; les racines évoquent la terre, le corps, la matière, le mesurable, l’immanence… Mais tout cela, au sein du poème, se dit sans mot dire, à bas bruit, dans le plus intense des murmures : « racines, humus, nuages, la sève / est l’un des noms de la vie qui ne cesse /de se refaire, la mort ne rivalise pas » (Pierre Dhainaut, Le Messager des arbres).

Au premier abord, on pourrait penser que la dimension symbolique de la poésie s’exprime au moyen des figures du lien, qui associent deux éléments en principe éloignés l’un de l’autre, comme la comparaison et bien plus encore, la métaphore (filée ou non), l’allégorie, la personnification, la métonymie, la fable, l’apologue…
Mais pour autant, ces satellites de la comparaison restent intelligibles, peuvent être « traduits » en termes clairs, de manière rationnelle. Pour que la poésie se rapproche du symbole, il est nécessaire qu’elle fasse sienne la prééminence du mystère, du silence radical qui émerge de sa parole. Souvent, ce ne sont donc pas les figures de style à proprement parler qui permettent cette émergence. Ce n’est pas tant une affaire de technique que de posture intérieure du poète, qui déplace subtilement nos réflexes langagiers.

Le poète qui entre et nous offre de pénétrer dans l’expérience symbolique module le sens des mots, tout en travaillant le son, le rythme ou la syntaxe (par l’enjambement ou le rejet, par exemple) : « Aussi rigoureuse que possible, l’association des mots d’un poème, rien ne semble laissé au hasard, mais ce qui fera qu’un lecteur y pénètre est imprévisible, plus imprévisible sa lecture. Elle ressemble au vent parmi les branches, l’arbre est immuable, toujours neuf. » (Pierre Dhainaut, À travers les commencements) ; « Tu t’embrases de toute fleur / fleurs déjà dans la fleur de l’âge / et fleurs qu’effraie déjà leur soir / les embrases l’une après l’autre / – et chaque fois ferveur qui dure /toute la vie d’un feu follet » (Raymond Farina, Epitola posthumus). Dans son vers célèbre, « La terre est bleue comme une orange », Paul Eluard déjoue nos attentes et détourne la comparaison de sa fonction habituelle, créant à la fois le lien et l’écart, le sens et le non-sens. 

De son côté, Pierre Dhainaut joue subtilement du rythme et de la versification :

« et rien ne fixe une frontière
à l’estran comme à cette ligne. Tu ne cesseras pas
de t’étourdir, d’être lucide : poursuivre à ce rythme,
entrer à son gré dans le passage inapaisable,
l’éphémère en s’y ressourçant
te ressource avec lui. »

(Pierre Dhainaut, Relèves de veille)

C’est ainsi que le poète peut s’approcher d’une qualité de silence perceptible chez les poètes mystiques, par exemple :

« Tout est un,
La vague et la perle,
La mer et la pierre.
Rien de ce qui existe en ce monde,
N’est en dehors de toi,
Cherche bien en toi-même
Ce que tu veux être,
Puisque tu es tout.
L’histoire entière du monde
Sommeille en chacun de nous. »

(Rûmi, poète soufi du 13e siècle)

À n’en pas douter, cette fibre mystique vibre dans ces vers de Jules Supervielle et de Pierre Dhainaut, pourtant tous deux agnostiques :

« Ô nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie. »

(Jules Supervielle, À la nuit)

« Ne cherche
aucune issue,
contente-toi de respirer.

Etre présent,
rendre présent le seuil
ou le bord des falaises. »

(Pierre Dhainaut, Mise en arbre d’échos)

Ultimement, il n’existe pas d’expérience symbolique en poésie sans qu’interviennent les figures du paradoxe. La dimension symbolique au sens fort consiste en une plongée de tout l’être dans l’énigme du réel, hors des catégories mentales – celles de notre langage usuel – qui tendent à le rendre (illusoirement) maîtrisable.

Quels que soient les procédés par lesquels elle surgit, l’alliance entre le concret et l’abstrait permet de passer de manière fluide d’un niveau d’être à l’autre, entre esprit et matière. Elle rend à la parole son pouvoir de métamorphose, d’« alchimie du réel », pour reprendre la formule d’Arthur Rimbaud : « Poème plus lucide que nous, il a changé la cible en seuil. » (Pierre Dhainaut, À travers les commencements) ; « Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis, / Moi qui n’ai pour plafond que mes propres soucis. » (Jules Supervielle, Oublieuse mémoire) ; « phrases incomplètes du vent / toujours inachevées / toujours en souffrance d’oiseaux » (Raymond Farina, Archives du sable)

De son côté, l’antithèse assouplit les contradictions apparentes entre les mots : « Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire, / Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ? » (Jules Supervielle, Oublieuse mémoire) « si bas, si haut » ; « avril éphémère, avril renaissant » ; « sans distinguer entre averses, embellies » (Pierre Dhainaut, Introduction au large) Elle nous offre parfois une sorte de vertige mental : « Au centre de la fête c’est le vide. / Mais au centre du vide il y a une autre fête. » (Roberto Juarroz, Douzième poésie verticale) Lorsqu’elle est poussée à l’extrême et qu’elle s’appelle alors oxymore, elle nous fait vivre un saut dans l’indicible miroitement de l’univers : « T’éloignant tu t’approches / t’approchant tu t’éloignes » ; « En surgissant d’une lisière / pour t’abîmer dans le soleil », « tu éblouis / en t’effaçant » (Raymond Farina, Epitola posthumus). L’oxymore permet de quitter le plan de la raison pour approcher l’expérience symbolique : « Ce qui cesse commence. » (Isabelle Lévesque, Le Fil de givre).